Dans cet article, je vais vous raconter la genèse de l’Agenda des Voisins, un mensuel papier du bocage ornais recensant les événements du coin. Produit et distribué dans les boîtes aux lettres par des voisins et dans le but de recréer du lien social là où le numérique l’a rompu.
La fracture numérique est une fracture sociale
Avant l’arrivée des réseaux sociaux, il y avait le commérage, l’affichage public et le boitage. Pour de multiples raisons les bourgs de campagne se sont vidés et on ne compte plus les cafés à vendre. La désertification des bourgs a fait perdre l’intérêt de l’affichage public et Facebook lui a donné le coup de grâce. Malgré l’obligation d’avoir 4 mètres carré d’affichage libre pour chaque commune de moins de 2000 habitants, mon village n’a plus d’affichage libre. Alors quand on demande au maire d’afficher une affiche dans la salle des fêtes il nous répond : “Il faut vivre avec son époque, et tous les événements autour de chez nous sont annoncés sur les réseaux.”
Est-il vraiment judicieux de déléguer aux algorithmes des grandes plateformes américaines la santé sociale de nos campagnes ? Il faut commencer par s’intéresser à nos anciens pour qui les “réseaux” ne sont pas une évidence. Ensuite, il m’intéresserait de savoir : de quels réseaux parle-t-il ? Parce que je doute qu’il ne fréquente les miens.
Plus généralement, aller à la recherche des publics qui souffrent de leur illectronisme m’a amené à enquêter sur la façon dont circule l’information localement. Ce sera peut être l’objet d’un autre article mais je suis arrivée à la conclusion qui me paraît aujourd’hui évidente : les biais qu’on retrouve en ligne se retrouvent dans le monde physique. Nous avons des bulles comportementales, des pôles sociologiques qui ne communiquent pas entre eux. Depuis le Covid une nouvelle population s’installe en campagne. Il y a des jeunes qui étaient partis et qui sont revenus mais il y a aussi des nouveaux, parfois avec une culture et des usages éloignés des sociologies historiques et je ne parle pas seulement de citadin écolo en mal de nature. L’orne avec son immobilier encore relativement accessible attire tous les profils. Mais force est de constater qu’il y a des réseaux qui ne se connectent pas, et des voisins qui ne se rencontrent jamais.
Il y a cette dame, vexée de voir des soirées près de chez elle sans avoir été invitée. Il y a ces néo-ruraux qui aimeraient s’intégrer mais qui n’ont pas eu l’info pour la poule au pot de Dimanche. Il y a cet ingénieur qui ne regarde plus les réseaux car il se sent submergé d’informations. Il y a ces agriculteurs qui ne connaissent pas les animations de leur bourg car ils travaillent trop pour s’y intéresser.
Surtout il y a du fantasme sur cet autre qu’on ne connaît pas et qui votent surtout à l’opposé de soi. Chacun son camp, chacun son algorithme, chacun son silo et que les haies nous préserve des contradictions et des débats. Et ainsi, lentement mais sûrement, la société se polarise, se radicalise et s’isole en groupe socioculturel homogène.
J’avais plein d’espoir sur la capacité d’empuissantement qu’avait le numérique lors de ma prise de poste mais désormais je ne peux que constater la menace existentielle que fait peser le numérique dans la cohésion sociale de nos campagnes, de notre société.
Dans l’intimité des boîtes aux lettres
Si les grands moments de sociabilité historique arrivent dans les boîtes aux lettres, ce n’est pas un détail. Les animations du comité des fêtes, les réunions publiques sur les déchets.. Bon les exemples ne sont pas fourmillants mais ils révèlent une chose : la manière la plus efficace pour faire circuler l’information de façon inclusive, c’est de passer par la boîte aux lettres. Cette boîte aux lettres est intime. La personne qui l’ouvre fait ce qu’elle veut de l’information mais elle l’a. C’est un mode d’action qui a notamment bien marché pour lancer les ateliers de médiation numérique.
C’est le même constat qu’on fait les paroisses locales. Nous recevons chacune et chacun, tous les 3 mois le journal de la paroisse dans nos boîtes aux lettres. Je suis allée me renseigner sur les systèmes d’information qui mettent en œuvre cette animation bénévole et avec surprise et excitation j’ai appris qu’il n’y avait aucun ou presque support numérique à cette distribution. Peut-être à peine un tableur. La recette ? Le temps long. Ainsi la “bonne parole” est diffusée à travers tout un territoire maillé par un réseau de distributeurs bénévoles animé par la foi. Leur système d’information c’est le temps long et les relations entre les contributeurs. Ils connaissent tous leur parcours et celui de leur voisin. J’ai trouvé cela inspirant.
J’ai alors invité une douzaine de voisins, des jeunes, des anciens, des agris et des ingés, des locaux, des néos et d’autres encore qui étaient partis mais qui sont revenus. Je leur ai parlé de mon constat, de l’idée, nous avons échangé pendant une heure et demi.
L’objectif semblait limpide, les intentions partagées. Ensemble, nous avons posé la première ligne éditoriale. Dans la concision et la simplicité, sans grand concept ni haute ambition :
“Qu’est-ce qu’il se passe demain autour de chez moi ? Très certainement plein de choses mais il est aujourd’hui difficile de le savoir quand on ne suit pas les multiples infolettres et réseaux sociaux du coin. L’Agenda des Voisins est conçu et distribué bénévolement avec toutes les bonnes volontés du moment. Qu’ils soient petits, grands, annuels ou ponctuels, les événements sont choisis avec soin par notre comité de sélection afin que tout le monde se sente bienvenu. On évite donc les sujets qui fâchent et on veille à la diversité des propositions.” Mai 2024
Le mois suivant, nous avions déjà trouvé sans vraiment chercher suffisamment de volontaires pour distribuer 700 boîtes aux lettres.